Cela n'avait rien eu de très extraordinaire. La naissance de Sacha avait été banale, une parmi tant d'autres. Ses parents, tous deux des démons chevronnés avaient engendré un certain nombre d'enfants durant les longues vies qu'ils avaient vécu ensemble. Sacha n'aurait su dire si il était le dixième, le vingtième ou même bien le centième de leurs enfants. Il n'en avait jamais eu que faire. Mais ce qu'il savait, c'est qu'il avait été le dernier. La terre des hommes avait toujours été un monde hostile, plein de dangers et ses parents en avaient fait les frais. Quand ils moururent, Sacha n'en était plus à sa première vie et s'était toujours attendu à cette éventualité. Comment ses géniteurs pouvaient-ils espérer faire le Mal autour d'eux en vivant sur Terre et au grand jour ? Non, il n'en avait pas été étonné... et commençait justement à se lasser de leur train de vie monotone, toujours le même de vie en vie. Le jeune démon n'avait jamais posé la question, mais il se doutaient que ses parents faisaient cela depuis... longtemps. Trop. Alors il parcourut la Russie, se donna un rôle dans de nombreuses époques, dans certains moments forts de l'histoire de son pays... et toujours du côté noire de l'histoire. Cela lui avait donné une raison en or d'exercer ses pouvoirs, d'apprendre à se battre. Il allait sans dire qu'il avait aimé ces années sanguinaires, ces tueries sans justification, ces crimes sans motivation. Sacha avait aimé les défis, les challenges apparemment sans espoir et s'était toujours montré mortellement malin en la matière. Puis, comme toute chose, il avait fini par se lasser de cette vie-là et avait rejoint l'Europe, la France et sa révolution, l'Angleterre et sa monarchie, l'Italie et sa chrétienté, le Portugal et sa découverte du Nouveau Monde. C'est ainsi que Sacha se retrouva aux États Unis au fil de ses vies. La résurrection fut toujours un moment un peu particulier... et pénible. Il détestait cette période sans grand intérêt, d'un ennui mortel où tout ses souvenirs étaient à sa portée – sans toute fois en comprendre toujours l'entièreté – sans pouvoir en profiter. Les rares fois où il s'était retrouvé dans des familles de mortels furent toute fois plus amusantes : ses « parents » ne comprenaient pas sa nature noire, son besoin de faire le mal, ses plaisirs sadiques. Et ils comprenaient encore moins l'aura étrange qu'il déversait sur son environnement. Les Ténèbres avaient toujours quelque chose d'inquiétant... Et ce malaise lui donnait un sentiment de puissance, un plaisir intense. Avec le temps, il avait aussi amélioré son pouvoir de lévitation mais n'y voyait pas là tout l'intérêt qu'aurait mérité un pouvoir pareil. A quoi pouvait-il servir si ce n'est à fuir? A l'époque, Sacha était de ces démons qui préféraient mourir plutôt que de souffrir de l'humiliation de l'abandon ! Et puis la guerre s'était déclarée, les mortels avaient découverts l'existence des immortels qui tentaient depuis des milliers d'années d'influencer leur vie dans l'ombre. Sacha s'était beaucoup amusé et avait participé activement aux combats de ce début de guerre, cette période avait été prospère pour sa soif de sang... Sacha ne fut pas un homme solitaire pour autant, même si ces rapports avec les femmes se contentaient à un échange physique, parfois amical tout au plus. Il ne saurait sans doute jamais expliquer pourquoi, en mille ans, il n'avait jamais rencontré une femme pour qui il ressentait vraiment quelque chose. Bien sûr, durant ses jeunes années, Sacha avait aimé de nombreuses fois, mais surtout, était parti à chaque fois. Mortelles, démones et même parfois anges, elles n'avaient été que des passades, même si furent parfois longues. Mais avec le temps et les années, Sacha était devenu plus exigeant... ou juste simplement inintéressé et depuis, il se contentait d'être un loup solitaire.

Sacha porta sa cigarette à sa bouche, la coinça entre ses lèvres. Il inspira une longue bouffée ; la fumée toxique se fraya doucement un chemin à travers sa gorge, jusqu'à ses poumons. Il retint la fumée un instant dans sa bouche, puis la laissa s'échapper lentement. Sa main provoqua un léger clapotis lorsqu'il la sortit de l'eau pour la passer dans ses cheveux. Le démon se demandait comment il en était arrivé là. Ici, à Kingstorm, loin de son pays. Comment il était devenu comme ça, cette homme sans vie, sans but, sans motivation. En réalité, il savait très bien que l'un avait mené à l'autre, il était venu à Kingstorm, dans le berceau de la guerre immortelle pour rallumer l'étincelle, cet éclair de vie qu'il n'avait plus... ou si rarement. Même si au final, ces combats, ces parti-pris, l'équilibre, il s'en foutait. Complètement. C'était devenu ennuyeux à ses yeux. Voilà mille ans qu'il se battait... et pourquoi ? Sacha porta son pouce à sa bouche, le mordilla, bascula la tête en arrière, ferma les yeux. Il sentit les Ténèbres monter en lui, comme la fumée qui s'échappe doucement de l'intérieur ; prêtes à déborder, à envahir les alentours, plonger la vie dans le noir. On toqua à la porte, Sacha ouvrit les yeux vivement. Le battement de bois ouvrit la salle de bain, une femme y passa la tête.
« Sacha... tu me rejoins ? » dit-elle d'un air aguicheur.
Le grand brun ne la regarda pas, tira une nouvelle fois sur sa cigarette, blasé. Sa voix grave laissa échapper cette phrase :
« Prends tes affaires et casse-toi. »
Des femmes, il en côtoyait. Il avait besoin de ce plaisir immédiat parce qu'il était un homme, mais dans le fond, ce n'était que pour satisfaire son corps, son âme n'y était plus. La séduction, l'excitation, l'envie, le désir... Il ne savait plus réellement ce que c'était. Il avait eu trop de femmes banales, trop d'humaines vulnérables et naïves, trop de démones vénales et profiteuses, trop de femmes qui l'avaient aimé dans un mensonge, qui l'avaient pris pour l'homme qu'il n'était pas, qui l'avaient choisi pour son statut, pour sa protection. C'était sans doute pour cela qu'il avait fini par quitter la Russie et avait rejoint l'Europe et puis l'Amérique. Dans l'espoir de trouver quelque chose d'autre. Mais sa déception s'était muée en quelque chose de bien pire : l'indifférence. A tout. Certes, cet état était récent, il datait des trente dernières années de sa précédente vie. Une goutte d'eau dans une mer vieille de mille ans. Alors, depuis un peu plus d'une vie, Sacha vivait à Kingstorm. Il s'était installé dans les Enfers à son arrivée en ville, en était sorti presque aussi vite et avait investi un appartement au hasard, s'était « arrangé » avec l'ancien propriétaire, un vieux mafioso.
Sacha mit une nouvelle fois sa cigarette à sa bouche, tira dessus encore, se laissa glisser dans le fond de sa baignoire. Il réfléchit encore à ce qui avait changé, comment il était devenu un démon sans ambition alors que le monde offrait encore tant de possibilités pour satisfaire sa nature ! Mais maintenant... Tout ce qui l'avait motivé par le passé ne l'intéresser plus désormais. Il n'était qu'une carcasse vide, avec tout juste assez de vie pour continuer à subsister. Comme quoi il n'était peut-être pas encore prêt à mourir...
Il arrivait aux démons de rejoindre les ranges des démons dans les conflits de Kingstorm, et c'était dans ces moments qu'il retrouvait un peu de sa rage d'avant, même si sa détermination était plus faible qu'avant... Mais il se sentait bien au milieu de l'action et se révélait un dangereux adversaire qui mettait ses deux pouvoirs au service de son style de combat. Il évitait cependant de se faire remarquer plus que nécessaire car Satan était toujours à l'affût de nouvelles recrues talentueuses, et c'était le minimum à espérer chez un démon de l'âge de Sacha. Alors il préférait faire profil bas plutôt que de risquer de se retrouver dans les mains d'un dirigeant sociopathe, fou de pouvoir et imbu de lui-même. Il n'avait jamais vraiment été vraiment d'accord avec les plans de son cher « patron » mais c'était bien gardé de le faire savoir à un quelconque autre démon.
Le démon glissa encore un peu sur la céramique et ressortit la tête aussitôt, se leva d'un même mouvement. L'eau roula sur son corps, ricocha, tomba par terre. Sacha enjamba le rebord, attrapa sa cigarette mouillée et la jeta par la fenêtre ouverte. Il s'attarda une seconde devant son reflet dans le miroir embué, frotta sa barbe d'une de ses mains. Non, il n'était pas encore tout à fait prêt à rendre l'âme.