955 ans, c'est une bien longue histoire. C'était pourtant il y a si longtemps que Katherina Hemersfield avait ouvert les yeux pour la toute première fois. Elle n'avait, cependant, pas vu la lumière du jour comme tous les bébés normaux, si tant est que ce monde abrite un tant soit peu de normalité. A la place, ses deux iris bleus et profonds s'étaient ouverts sur des flammes et la noirceur de l'antre des démons. Elle n'était pas la première enfant de ses parents, qui avaient déjà engendré 3 autres démons depuis le début de leur existence. Curieusement pour des démons, au fil de leurs différentes vies, ils s'étaient toujours retrouvés. La famille de Katherina était donc une vraie famille au sens biologique du terme. C'était peu commun dans l'antre.

Toutefois, cela ne rendit pas ses parents moins démons qu'ils ne l'étaient. Ils avaient le mal en eux et prirent soin de l'enseigner à leur quatrième enfant. Katherina grandit donc telle une démone digne de ce nom et apprit à faire le mal grâce à ses pouvoirs qu'elle tâchait de mieux maîtriser à chaque existence. Elle avait la capacité d'exploser les molécules et durant de nombreuses années, elle ne se priva pas de remonter sur Terre pour pulvériser tout ce qu'elle voyait. Elle ne visait pas toujours juste, ou ne parvenait pas toujours à tout exploser en une fois, les souffrances pour ses victimes étant alors insoutenables. Mais elle adorait cela et prenait un grand plaisir en s'entrainant. Elle n'était pas spécialement sadique, ce n'était pas tant que le mal qu'elle pouvait faire ou les souffrances qu'elle pouvait causer qui lui plaisaient, mais plutôt le pouvoir qu'elle sentait entre ses mains quand elle les agitait pour tout exploser.
Il fallait aussi avouer que c'était un excellent moyen de passer sa rage, quelle qu'elle soit. Katherina était parfois colérique et pouvoir exploser des choses ou des gens rien qu'en bougeant un peu les mains était salvateur. Elle ne prêtait pas attention aux vies qu'elle prenait, aux souffrances qu'elle causait. Elle ne pensait qu'à elle et à son propre plaisir ou soulagement, selon les situations. C'est pour cette raison qu'elle fut assez vite connue des démons et de quelques mortels lorsque certains avaient la chance de survivre, et qu'elle fut également crainte. Katherina montait en puissance et quiconque venait à la mettre en colère en ferait les frais.

Son second pouvoir lui permettait de contrôler les machines, tout ce qui pouvait être électrique ou mécanique. Bien entendu, dans ses premières années, elle parvenait à peine à faire aller une ampoule, mais avec les années, elle s'améliora grandement, même plus que pour son premier pouvoir, et bien vite, elle put jongler comme elle le voulait avec l'électronique.

Elle vécut ainsi plusieurs existences sans réel tournant. Mais elle aimait cette vie, elle se sentait démone, fidèle à Satan et à son désir de victoire sur les anges et, plus tard, sur les hybrides. Elle rêvait de régner sur le monde, de monter en puissance, de vivre des millénaires et de se faire connaître de tous. Elle aimait la peur qu'elle inspirait et l'entretenait, arborant un caractère sans sensibilité ni remords. Elle s'endurcit, ne regarda jamais en arrière et apprécia chaque moment de ses nombreuses années.

Durant ces nombreuses vies, la jeune femme rencontra de nombreux hommes, démons pour la plupart, bien plus adeptes et surtout connaisseurs du sexe sauvage que les mortels qui pensaient atteindre la cheville des démons en matière d'amours passionnées, alors qu'ils n'atteignaient même pas le petit orteil. Katherina ne s'en cachait pas, elle aimait le sexe, sans attache, purement physique. Elle fuyait les hommes trop romantiques ou attentionnés, peu désireuse qu'ils veuillent la revoir un jour. Elle détestait prodigieusement devoir dépendre de quelqu'un ou de devoir lui rendre des comptes. Elle vivait son existence en solitaire, au jour le jour, faisant ce qu'il lui plaisait quand elle le désirait. Elle aimait cette vie. Plus que tout.

Elena faisait le ménage dans ce qui lui restait de maison. La moitié de la bâtisse avait été démolie par des immortels qui avaient simplement envie de s'amuser. Des démons, elle en était certaine. Elle sentit une perle de sueur couler dans son décolleté. Depuis quelques jours, le temps était insoutenable. Il faisait extrêmement lourd et pas un gramme de vent ne venait soulager les habitants de Kingstorm. D'ailleurs, la ville était dans un état plutôt amorphe. Les gens évitaient de bouger de trop ou de se fatiguer pour rien. Les ressources manquaient, comme presque toujours, et personne ne voulait puiser dans ses réserves plus que d'habitude. Pourtant, le temps obligeait tout le monde à le faire. Ceux qui s'en privaient finissaient par mourir ou faire des choses qui les conduiraient au même sort.

Malgré tout, Elena voulait que sa petite maison soit propre, ou du moins le plus possible. Elle n'avait guère l'occasion de se payer des produits ménagers, et de toute façon, on n'en trouvait plus nulle part. Mais prendre les poussières et passer un peu d'eau au sol ne coûtait pas trop cher.
La maison était composée de trois pièces, en plus de la petite salle d'eau. La pièce principale faisait office de cuisine et de salle de séjour, tandis que les deux autres étaient des chambres. Jadis, Elena avait partagé la sienne avec Danny, son époux, mais il était mort il y a de cela quelques mois, il n'était jamais revenu d'une expédition pour ramener des vivres. Elena s'était fait une raison. Elle mourait doucement de chagrin, mais elle essayait de tenir, pour sa fille. La dernière pièce était la chambre de Jamie.

Jamie n'était pas la fille biologique d'Elena et de Danny. Le mortel avait trouvé l'enfant nu dans une ruelle. Jamie n'avait que quelques heures, à n'en pas douter. Choqué, l'homme n'avait pu laisser la fillette là et l'avait ramené à la maison. Elena n'avait pas dit un mot et depuis ce jour, ils avaient élevé la petite blondinette comme leur propre fille. Ils l'avaient prénommée Jamie, en hommage au père de Danny. Aujourd'hui, Jamie avait 26 ans, et avait pris son envol, mais elle revenait de temps en temps auprès de sa mère adoptive, lui ramenant de quoi manger. Elle restait distante, toutefois, comme elle l'avait été depuis qu'elle avait environ 7 ou 8 ans. Elena n'avait jamais compris cette distance, alors que Danny et elle lui avaient tout donné, amour comme besoins matériels. Néanmoins, elle éprouvait pour sa fille un amour inconditionnel et l'acceptait telle qu'elle était. Elena s'était toujours dit que c'était peut-être parce qu'elle avait été abandonnée.

Quoi qu'il en soit, la mère de famille se rendit dans la chambre de sa fille pour nettoyer. Elle prit quelques poussières sur une étagère où se trouvaient quelques livres. Ce n'est que lorsqu'elle en fit tomber deux ou trois qu'elle s'aperçut que l'un d'eux contenait une écriture manuscrite. Celle de sa fille. Intriguée, elle se pencha et attrapa l'ouvrage. La curiosité prit le dessus, et elle commença à lire les quelques pages qui figuraient devant elle. C'était à peu près le milieu du livre.

« Cher journal,

Aujourd'hui, c'était mon anniversaire. J'ai eu 13 ans. Cela fait longtemps que je ne t'ai plus écrit, mais les choses sont de plus en plus bizarres, ici. Mes parents m'aiment, ils sont tout le temps gentils. Pourtant, même si je ressens bien quelque chose pour eux, je n'arrive pas à penser que je les aime et que je ne veux pas les perdre. Je ne veux pas qu'il leur arrive quelque chose. Mais... j'ai toujours en moi ce besoin de faire du mal. J'aime casser des choses, lancer des pierres après les chats, écraser le moindre insecte que je vois... j'aime surtout quand je peux me battre avec quelqu'un. Ça n'arrive pas souvent, je ne vais pas beaucoup à l'école. Mais à la récré, quand je peux, j'essaye de donner une leçon à tous ceux qui m'ennuient.
Le plus étrange, c'est que parfois... je crois que je fais exploser des choses. Et j'ai l'impression que certaines machines s'allument ou s'éteignent sans que je les touche. Il y a aussi autre chose... j'ai l'impression... d'entendre des voix dans ma tête. Je fais des drôles de rêves, des rêves de moi, mais plus grande, où je suis très méchante et où je peux exploser des choses avec un certain contrôle, où je contrôle aussi des machines. Ces rêves ne sont pas des cauchemars. Ils sont exactement ce que j'aimerais être. Mais je ne peux pas en parler... mes parents me prendraient pour une folle, pas vrai ? »

Elena fut abasourdie par ce qu'elle venait de lire. Son cœur battait à tout rompre. Au fond d'elle, elle savait. Elle avait compris. Mais elle ne voulait pas se l'avouer. Jamais elle ne pouvait réellement penser cela de sa fille. Ce n'était pas possible.
Pour s'en convaincre, elle tourna frénétiquement les pages pour arriver un peu plus loin dans la vie de son enfant.

« Cher journal,

Je l'ai enfin trouvée ! Je sais désormais qui je suis, après tant d'années à chercher mes racines, j'ai retrouvé mes parents. Du moins... j'ai retrouvé ma mère. Mon père est mort et ce que j'ai appris n'a rien de joyeux... du moins ça ne devrait pas l'être, n'est-ce pas ? Puisque c'est moi qui l'ai tué ! Mais je m'en fiche. Je me souviens de lui. Je me souviens de tout. De mes autres vies de démone au sein de ma famille, de mes progrès, du contrôle de mes pouvoirs. Tout est revenu depuis longtemps. Pourtant, tout ce qui précède mon existence dans ce monde d'imbéciles, tout ce qui m'a conduite ici, je ne m'en souvenais pas.
Quand je suis retournée dans l'antre où j'ai finalement retrouvé ma mère, elle semblait peu heureuse de me voir, et elle a dû me raconter ce que ma mémoire ne veut pas me rendre. Je me souviens des derniers instants avec ma famille de démons, où je me disputais sans cesse avec mon père. Il voulait toujours me diriger, me dire ce que je devais faire, et je détestais ça comme je déteste toujours ça ! Après une dispute, ça a mal tourné, et c'est là que mes souvenirs s'arrêtent. Ma mère démone m'a expliqué que j'avais craqué et usé de mon pouvoir sur mon père. Elle ne m'a pas pardonné et m'a expulsée, depuis nous ne nous sommes plus revues. J'ai terminé ma vie seule, heureuse, enfin libre comme l'air. J'ai quitté l'antre pour vivre sur Terre, comme aujourd'hui, mais je n'ai pas vécu comme les mortels. Je suis devenue... une tueuse. Les gens me payaient pour que je tue pour eux. Grâce à mes pouvoirs, je pouvais, la plupart du temps, leur rendre ce service assez facilement en échange d'argent ou d'autres choses intéressantes. Mais arrivée à la fin de ma vie, j'étais seule, et je n'avais personne pour s'occuper de moi lorsque je renaitrais. C'est comme ça que j'ai atterri dans une ruelle, bébé... »

Elena pleurait, les larmes coulaient sur ses joues et tombaient sur le journal, étalant l'encre avec elles. Sa fille, sa petite fille chérie, était une démone. Elle avait tué. Elle tuait pour de l'argent. C'était un monstre. Elle avait élevé un monstre.
Tournant encore les pages, elle continua sa lecture, arrivant aux jours présents. Elle voulait savoir ce que sa démone d'enfant faisait désormais de ses journées. Finirait-elle, elle aussi, comme son père démon ?

« Cher journal,

La nuit passée fut rude. Mon père n'est jamais revenu et ma mère est dans un état pitoyable. Je ne ressens rien, je ne crois pas en être capable. Néanmoins, je ne pense pas aimer la voir souffrir. Elle m'a élevée et malgré ma distance dont j'ai bien conscience, elle m'a aimée sans condition. A défaut d'amour, je lui dois au moins de la reconnaissance, et je voudrais pouvoir lui ôter ce mal.
Je retrouverai ce fils de pute qui l'a achevé, je le vengerai, ne serait-ce que pour me faire plaisir. Et je continuerai à veiller sur ma mère. Il faut que je pense à elle et lui amène de quoi se nourrir. Au moins, ce sera un bon moyen de dépenser cet argent. Je ferai en sorte qu'elle ne sache pas d'où ça vient, je vais quitter la maison. Vivre ma vie de démone loin de ses yeux, il ne faut pas qu'elle sache. Je sais que cela la détruirait, elle est persuadée que ce sont des démons qui ont tué mon père et elle n'a sans doute pas tort. J'ai tendance à croire que c'est même un membre de ma famille démone qui en responsable. Il va donc falloir que je réduise une fois de plus les effectifs de la famille Johnson... je suis censée m'appeler Katherina Johnson, mais plus jamais je ne prononcerai ce nom. Désormais, c'est Jamie Hemersfield qu'il faudra craindre. »