La ruelle semblait se rétrécir au fur et à mesure que j'avançais, mais la frayeur ne m'avait pas encore gagné. Je n'étais pas spécialement quelqu'un de courageux, ou de téméraire, mais je n'avais rien à perdre, et je savais que rien n'était plus redoutable qu'un homme – ou un immortel – qui n'a rien à perdre. J'étais dans ce cas, car j'avais déjà tout perdu. Mon père, ma sœur, et ma mère étaient tous trois morts, deux d'entre eux devant mes yeux. Mais cela ne s'était produit qu'à la moitié de mon existence.

J'étais d'abord né à l'ouest de la ville de Kingstorm, dans un climat tendu mais néanmoins viable, il y a de cela presque 30 ans. Les immortels avaient largement le dessus, et j'avais grandi avec cette idée, avec cette ambiance. La guerre était là depuis bien longtemps, bien plus que trente petites années. Elle existait déjà quand mes parents étaient nés, et leurs parents avant eux. Ma sœur m'avait suivi trois ans plus tard, et jusqu'à mes 15 ans, nous avions grandi plutôt normalement. Disons que nous allions à l'école quand mon père pouvait nous y emmener en nous protégeant, contre les pleurs de ma mère qui craignait toujours que l'un d'entre nous ne revienne pas le soir. En dehors de cela, nous avions tendance à rester enfermé dans la petite cahute qui nous servait de maison. Nous ne vivions pas encore au quartier général, à l'époque, nous avions encore la chance de pouvoir avoir notre propre toit, aussi futile soit-il. Parfois, ma sœur et moi fuyions pour quelques heures, quand mes parents étaient occupés. Nous avions besoin de voir le monde, de voir au dehors, de voir ce qui se passait de notre propres yeux. Nous prenions des risques, nous aurions pu y rester. Plus d'une fois, mais ce ne fut jamais le cas. Ma mère nous réprimandait chaque fois que nous rentrions, mais elle était trop heureuse que nous soyons en vie pour vraiment nous réprimander. Elle taisait nos petites fugues à notre père qui nous aurait sans doute passé un savon, mais elle n'avait jamais voulu de cela pour nous, sachant que cela nous aurait encore plus poussé dehors que l'inverse. Elle nous connaissait bien... et nous chérissais tant.

Lorsque j'eus atteint mes 15 ans, toutefois, notre maison fut détruite, heureusement alors que nous n'y étions pas. Mon père dut se résoudre à nous emmener au QG des mortels, où nous occupâmes un coin d'un hangar que nous partagions avec trois autres familles. La vie ne fut pas facile, nous n'avions plus d'intimité, plus de vie de famille, et pour tout dire : nous mourions de faim. Autrefois, mon père nous ramenait toujours de quoi manger, je ne m'étais jamais posé la question du comment, mais depuis que nous vivions au QG, tout ce qu'il ramenait devait être partagé. Une vie qu'il avait du mal à accepter, malgré les supplications de ma mère. Mon père devenait de plus en plus hargneux vis-à-vis du QG, accusant les dirigeants de ne pas être justes, de faire pire que bien...
Un jour, il ne revint pas. Nous n'eûmes pas d'autres explications que son absence significative. Je ne sus jamais si le QG l'avait fait taire, ou s'il s'était simplement fait tuer par un immortel quelconque. Faire son deuil fut terriblement dur, en l'absence de connaissance, et je crois que je ne m'en remis jamais. Pas plus que ma mère. J'avais alors 17 ans. Ce fut donc mon tour de partir à l'aventure pour ramener des choses au QG. Je n'étais pas très bon voleur, et la filature ou le camouflage ne furent jamais vraiment mon truc. A vrai dire, ma sœur était bien plus douée que moi, mais ma mère ne la laissait pas faire.
En revanche, à mes heures perdues, je m'étais perfectionné à la résistance à la torture, sans un mot à ma mère, cela va de soi. J'étais déterminé à ne jamais lui faire vivre la même absence que celle de mon père, et à pouvoir supporter n'importe quelle souffrance pour toujours pouvoir lui revenir et la protéger. Durant les trois ans qui suivirent la mort de mon père, je fus plus proche que jamais de ma mère.

Un bruit me sortit de mes pensées, je me faufilait entre deux maisons, dans un espace si restreint que j'avais du mal à respirer. Je pus voir l'immortel sortir d'un bâtiment et attendre dans la rue. Il ne s'attendait pas à se faire attaquer ici, il pensait plutôt voir arriver l'un de ses complices, complice que j'avais tué il y a deux jours. J'avais moi-même mis au point ce petit subterfuge pour m'emparer de celui-ci.

En voyant cet immortel qui semblait si innocent, je me replongeai dans mes pensées l'espace d'un instant.
Trois ans après la mort de mon père, la vie avait repris son cours. Je ramenais ce que je pouvais à ma famille, et comblais du mieux que je le pouvais l'absence de mon père.
Un jour, toutefois, notre « maison » fut prise d'assaut par trois immortels. J'ai toujours pensé que c'était des démons, mais je n'en fus jamais certain. D'après les rumeurs, les anges ne tuaient que ceux qui ne faisaient pas le bien, or ma mère et ma sœur n'avaient jamais rien fait de mal.
Les immortels nous enlevèrent, ma famille, moi mais aussi les trois autres familles habitant avec nous. Ils torturèrent les femmes, les violentèrent de toutes les façons possibles sous nos yeux. Puis ils finirent enfin par abréger leurs souffrances, et je vis partir ma mère et ma sœur rejoindre mon père, enfin en paix. Quand aux hommes, ils ne gardèrent que les plus forts d'entre eux, espérant en tirer quelque chose. Je ne sus jamais quoi. Lorsqu'ils détachèrent le père de l'une des trois autres familles, celui-ci parvint par je ne sais quel miracle à extracter du sang d'immortel doré. Il fut d'une rapidité déconcertante et une fois doté des pouvoirs du démon qu'il venait de tuer, il en finit avec les deux autres. Ce ne devait sans doute pas être des démons très âgés, du moins c'est ce que j'ai toujours pensé, ou mon « voisin » n'aurait jamais pu s'en tirer de la sorte. Tel fut le cas, toutefois, et Damian resta en vie. Il libéra les autres hommes, dont je faisais partie, et depuis ce jour, je fus à ses côtés. Durant neuf longues années, il m'apprit l'art de voler le sang d'immortel, me parlant de ses propriétés, de la façon dont la sensation qui l'envahissait à chaque fois lui donnait le vertige. Il m'apprit toutes les ficèles, les ruses, les tactiques. Chaque tentative ne se soldait pas par une victoire, loin de là, la tâche était difficile. Mais jamais encore nous ne nous en étions pas sortis, lui et moi.

Si je ne compris jamais ses motivations, puisqu'il semblait chasser le sang depuis très longtemps, je ne m'en préoccupai guère. Les miennes étaient simples : je voulais tuer tout immortel me passant devant le nez, et profiter du peu qu'ils avaient à offrir. Mes victimes ne survivaient jamais à mon vol de sang doré. Je les tuais toutes.
Et c'est exactement ce que je m'apprêtais à faire avec l'immortel qui se trouvait à quelques pas de moi. Lorsque je sortis de ma cachette, j'étais déterminé à goûter à la puissance du pouvoir qu'il allait utiliser pour se défendre contre une force invisible – mon appât – pendant quelques minutes, tout comme j'étais déterminer à achever cette vie d'éternité, cette vie issue du mal, qu'il soit démon ou non.

Jayden a pris part à la guerre d'une façon ou d'une autre, sans vraiment s'en rendre compte. Depuis que son père a disparu et que sa mère et sa sœur ont été tuées, il est en mal de vengeance, il souhaite faire payer à tous les êtres de l'au-delà leur sentiment de supériorité simplement parce qu'ils sont soit disant immortels et dotés de pouvoir. Mais lui aussi, désormais, peut avoir des pouvoirs, en les leur volant, même si c'est pour une courte durée. Il n'a pas fini sa course au pouvoir, simplement pour leur prouver qu'il peut lui aussi faire des dégâts.
Il vole les pouvoirs des immortels non seulement parce qu'il se sent bien lorsqu'il en est doté, mais également pour les utiliser et tuer le plus grand nombre d'anges, de démons ou d'hybrides – il ne fait aucune différence entre eux, pour lui, ils sont tous les mêmes. Une fois les pouvoirs en lui, il fait tout pour attirer des immortels à lui et se venge cruellement. Il choisit donc avec une certaine minutie les pouvoirs qu'il vole, afin que ces derniers soient à cent pour cent efficaces lorsqu'il décide de tuer.